Cette pièce, dont l'action se déroule au 17e siècle, représente un triangle amoureux : Cyrano et Christian sont tous deux amoureux de la belle Roxane. Cyrano est un poète et orateur de génie, mais considéré comme laid ; Christian est un beau garçon dénué de tout talent oratoire. Cyrano, par noblesse d'âme, propose d'aider Christian à conquérir Roxane. Ils se rendent donc nuitamment à la fenêtre de Roxane, et Cyrano se dissimule pour laisser croire que Christian est seul.
CHRISTIAN.
Je voudrais vous parler.
CYRANO, sous le balcon, à Christian.
Bien. Bien. Presque à voix basse.
ROXANE.
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !
CHRISTIAN.
De grâce !…
ROXANE.
Non ! Vous ne m’aimez plus !
CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots.
M’accuser, — justes dieux ! —
De n’aimer plus… quand… j’aime plus !
ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s’arrêtant.
Tiens ! mais c’est mieux !
CHRISTIAN, même jeu.
L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète…
Que ce… cruel marmot prit pour… barcelonnette !
ROXANE, s’avançant sur le balcon.
C’est mieux ! — Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !
CHRISTIAN, même jeu.
Aussi l’ai-je tenté, mais… tentative nulle :
Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule.
ROXANE.
C’est mieux !
CHRISTIAN, même jeu.
De sorte qu’il… strangula comme rien…
Les deux serpents… Orgueil et… Doute.
ROXANE, s’accoudant au balcon.
Ah ! c’est très bien.
— Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
CYRANO, tirant Christian sous le balcon et se glissant à sa place.
Chut ! Cela devient trop difficile !…
ROXANE.
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian.
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE.
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
CYRANO.
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçoi1 ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite,
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
CYRANO.
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
ROXANE.
Je vous parle en effet d’une vraie altitude !
CYRANO.
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
ROXANE avec un mouvement.
Je descends !
CYRANO, vivement.
Non !
ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon.
Grimpez sur le banc, alors, vite !
CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit.
Non !
ROXANE.
Comment… non ?
CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus.
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE.
Sans se voir ?
CYRANO.
Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été :
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte III, scène 7, 1897
1. Reçoi : la terminaison sans -s est une licence poétique, il s'agit d'une rime dite « pour l'œil ».
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